Yémen - Région de Saada (Sa’dah)
A l’assaut d’Umm Layla,
bastion de la route de l’encens sur la frontière saoudienne.
Nous avons particulièrement sympathisé avec Abdallâh, le comptable de la tribu. Certainement à cause de traits de caractère communs, et parce que nous sensiblement avons le même âge. Abdallâh est juste, consciencieux, et peu expansif. Conseillé du Cheikh Mohamed pour sa sagesse et son aptitude à prendre du recul dans un monde passionné et passionnant, il a également un humour décapant accentué par un air de « ne pas y toucher ».
Abdallâh a souhaité me faire découvrir Umm Layla, un lieu qu’il affectionne particulièrement, et où il s’amusait plus jeune à se faire peur la nuit avec ses amis. Umm Layla est une montagne de grès à la forme tabulaire, qui domine la route menant à la frontière saoudienne, à cinquante kilomètres au nord de Saada. Outre sa forme étrange et majestueuse, Umm Layla, qui signifie « la Mère Nuit », recèle à son sommet des trésors architecturaux cachés, datant de l’époque du commerce de l’encens.
Nous prenons un taxi pour la dernière ville yéménite du Nord avant la frontière saoudienne. Un village du bout du monde peuplé de bédouins surarmés, avançant péniblement sous un soleil caniculaire à la lumière blanche écrasante. Abdallâh est lui-même armé jusqu’aux dents. Outre son fidèle revolver fixé à la ceinture, le comptable a emmené deux kalachnikovs, dont une pour moi, une paire de cartouchières d’appoints et quelques grenades…
Nous avons l’intention de passer la nuit au sommet d’Umm Layla. Abdallâh achète de quoi manger en conséquence dans une gargote, et un bidon d’eau fraîche pour remplir ma gourde isotherme. Nous arrêtons un pick-up prenant la route du nord, et montons à l’arrière du véhicule en compagnie de quelques autres bédouins. L’occasion pour Abdallâh d’acheter du qat à un jeune yéménite, et pour moi d’admirer un paysage lunaire d’où se détache au loin un monolithe de plusieurs centaines de mètres de hauteur, Umm Layla...
Abdallâh commence l’ascension de la montagne à l’ombre de son parapluie noir, dans une chaleur étouffante. Nous suons à grosse gouttes, et nous arrêtons tous les cent mètres pour récupérer !…
Profitant d’une nouvelle pause à l’ombre d’un arbuste à flanc de montagne, Abdallâh m’invite à m’exercer au tir. Nous avons croisé une jeune bergère tout à l’heure, et veillons à ce qu’il n’y ait personne avant de tirer notre premier coup de feu de jeter quelques grenades. Une occasion pour moi, « pas peu fier », d’étonner mon ami par mon habileté…
Je propose de l’eau à Abdallâh. Le comptable remercie humblement Dieu avant de porter la gourde à ses lèvres.
Et alors que la soif me tenaille, perdu au milieu de nulle part. Alors que nous ne représentons rien devant la montagne majestueuse, et l’immensité désertique qui nous entoure. Alors que je réalise que nous n’aurons pas assez d’eau pour notre périple. Je saisi pour la première fois le sens profond de ce remerciement traditionnel à Allah, avant de boire une lampée d’eau...
Nous parvenons exténués à rejoindre une ancienne route de pierre, construite à flanc de montagne. Je retiens mon souffle et emboîte le pas prudent d’Abdallâh. Comment cette construction, datant visiblement de l’époque du royaume de Saba, peut-elle tenir accrochée à la paroi. La route de pierre semble littéralement perchée dans le vide ?!…
Nous faisons une nouvelle pause au sortir de cette portion risquée de notre périple, pour apprécier un panorama sans pareil. Debout sur un promontoire rocheux, nous dominons toute la région du regard. Au loin, la ligne d’horizon disparaît dans une succession infinie de langues de sable, et de sommets déchiquetés…
Nous arrivons au sommet d’Umm Layla en cours d’après midi. Le toit de la montagne est habité par des ruines chargées d’histoire, et de souvenirs de caravanes remontant la route de l’encens. Une forteresse sabéenne de pierres taillées domine une mosquée à l’abandon, quelques habitations en ruines, et d’immenses bassins de rétention d’eau asséchés.
Nous avançons prudemment entre les arbustes masquant la multitude de citernes profondes, creusées au sol dans la roche. Ces frigos d’un autre temps, permettaient de stocker la nourriture à l’abri de la chaleur caniculaire...
Penché au-dessous d’une citerne pour en apprécier la profondeur, je fais rire Abdallâh en demandant deux cocas bien frais en Arabe, avec mon accent français à couper au couteau. Le trou noir sans fond me renvoie ma commande en écho…
Epuisé par l'ascension d'Umm Layla en pleine canicule, je rejoints Abdallâh au coeur d'une faille dans la roche à l'abri du soleil, et m'endors aussitôt comme une masse. Et jJe me remémore en rêve une balade du même type dans les montagnes au nord de Saada... Ce n’est effectivement pas la première fois que je découvre des vestiges Sabéens dans la région de Saada. La fois précédente, c’était lors d’une séance de qat chez Farés, un riche cultivateur ami de la tribu Al Thal, et fournisseur officiel du contrebandier de la « grotte au gorille ». Farés a creusé sa maison en hauteur sur les flancs d’une immense falaise qui longe la vallée verdoyante dont il est le propriétaire.
De la fenêtre de son salon, le cultivateur dispose d’une vue panoramique sur l’ensemble de ses plantations de qat et de café. Une vue imprenable, et d’autant plus impitoyable pour les voleurs, que le yéménite a accroché une Kalachnikov au plafond de son salon en guise de lustre !
En pleine mastication mystique et frénétique de qat, Farés me révéla que les montagnes et la vallée dont il a hérité, renferment un trésor fabuleux. « Wen al sunduq, wen al mufta » répondirent en cœur les bédouins avec nous en riant. Imperturbable, Farés continua son histoire de trésor.
Il m’en tint pour preuve les dessins enrichis d’inscriptions sabéennes, qui ornent plus loin les flancs de sa falaise. Le sabéen est une langue composée d’un alphabet qui a la particularité, comme l’Arabe, d’être consonantique. C’est à dire que les voyelles, impossibles à déterminer, ne sont pas forcément notées. Cette caractéristique associée au fait que le sabéen ait disparu avec le royaume de Saba, fait que personne n’est en mesure aujourd’hui de lire cette langue à haute voix… Parti à la chasse au trésor, je m’aperçu rapidement que la falaise de Farés était beaucoup plus importante que je ne l’imaginais. Longue d’une vingtaine kilomètres, elle faisait également plusieurs kilomètres de large.
J’arpentais le plateau rocheux à la recherche d’un indice sur le dicton « wen al sunduq, wen al mufta » et fît la rencontre de Nasser et Nassim, deux jeunes frères, cultivateur d’un petit champ de qat en contrebas. Nassim, l’aîné, me parla d’écrits très anciens qu’il avait découverts au fond d’une grotte. Il me montra une page à la texture épaisse et jaunie par les siècles, comportant des sigles sabéens. Lorsque je leurs parlai du trésor, et les deux frères m’emmenèrent aussitôt par des chemins secrets dans les montagnes, jusqu’à une ancienne ville sabéenne sculptée dans la roche.
Nassim me fît la visite guidée d’une ville troglodyte, et de ses habitations parcourues de dessins et d’écritures sabéennes. Par ici, une caverne et ses métiers à tisser ancestraux qui servaient d’atelier de confection. Par là, des citernes sans fond pour le stockage de nourriture. Entre deux, des bassins de récupération d’eaux de pluies toujours pleins après trois mille ans, grâce à des réseaux ingénieux de gouttières creusés dans la falaise... Et clou de la visite, un monolithe de trois mètres de haut, posé debout sur un chemin à flanc de falaise. Un menhir avec une « carte au trésor » gravée sur son flanc !… On y voyait dessinés une clef, un trésor, et un long parchemin en sabéen. Lorsque je demandai s’ils savaient de quoi il en retournait, les deux frères éclatèrent de rire les joues pleines de qat. Ils levèrent les bras au ciel d’impuissance. Ils me désignèrent l’immensité des montagnes alentours, et me répondirent en cœur, « wen al mufta, wen al sunduq ? », « où est la clef, où est le trésor ? »…
La douce fraîcheur de la nuit qui tombe sur Umm Layla, m’extrait de mes rêves de chasse au trésor. Je retrouve Abdallâh cuisinant notre repas au-dessus d’un feu couché par le vent. Un peu de viande séchée, une poignée de riz, et ce qu’il reste d’eau pour préparer un thé. Une collation modeste qui se poursuivra par de longues heures à discuter au coin des braises sous une myriade d’étoiles. Une soirée magique peuplée de feux follets et d’évènements étranges qu’il faut avoir vécu pour y croire. Et une nuit tout aussi mouvementée en un lieu nous ramenant trois mille ans en arrière, au cœur même de la forteresse et de ses souvenirs pour ainsi dire, « envahissants »…
Nous sommes réveillé aux premières lueurs de l’aube par deux jeunes bergers jouant à cache-cache dans la forteresse. J’ai dû dormir deux heures en tout et pour tout. Un réveil rude, la gorge seiche, avec une gourde vide. Nous avons été trop court en eau, et c’est de ma faute ! Ne voulant pas trop nous charger, j’ai demandé hier à Abdallâh de ne prendre que deux litres et demi d’eau. De quoi remplir ma gourde isotherme, rien de plus ! Les deux bergers nous proposent de l’eau, mais nous n’avons pas le cœur à puiser dans leurs maigres réserves… Sans eau et déshydratés, nous devons redescendre de la montagne le plus vite possible, avant que la canicule ne nous prenne au piège. Les deux bergers connaissent Umm Layla comme leur poche, et nous indique la voie la plus rapide. Nous les remercions vivement, et nous mettons aussitôt en route pour profiter de la fraîcheur toute relative du matin…
Nous avons dû nous tromper ! Je n’imagine pas les jeunes bergers passer par là ! Nous descendons comme nous le pouvons, frôlant la mort le long de parois lisses et abruptes, au-dessus de trois cents mètres de vide ! Nous nous laissons glisser, ou sautons de plusieurs mètres de hauteur, pour atterrir sur des rebords de quelques centimètres ! J’ai l’impression de vivre la scène d’ouverture de « Mission Impossible II », avec l’angoisse de nous retrouver bloqués à flanc de montagne, incapable de monter ni descendre. Pour ne rien arranger, la face de notre descente est exposée en plein soleil, et la température augmente dangereusement…
Nous rejoignons finalement la route de Saada exténués et morts de soif. Mon cœur bat la chamade et mes tempes vont exploser. Nous restons un long moment assis à l’ombre d’un rocher pour récupérer. Un long moment durant lequel nous contemplons en silence et avec effarement, la face d’Umm Layla abrupte et vertigineuse par laquelle nous sommes descendus... Abdallâh arrête le premier pick-up qui passe pour nous déposer en ville. J’avais promis à Abdallâh de l’inviter à un déjeuner somptueux pour clore notre périple. Je fouille mes poches nerveusement et m’aperçois dépité que j’ai oublié mon argent au palais. J’en parle désolé à Abdallâh qui ne se démonte pas. Le comptable s’en va vendre son précieux revolver chez un armurier, et nous invite dans une gargote où je commence par ingurgiter trois Coca en attendant un immense plat de riz et de mouton…
Mais l’aventure d’Umm Layla ne se terminera pas là ! Elle finira bien plus tard dans la soirée au palais du Cheikh, lorsque j’offrirai avec cérémonie un nouveau revolver à Abdallâh. Un revolver encore plus beau que l’ancien, acheté dans l’après-midi au souk Al Tahl, sur les conseils précieux et avisés d’Abdelaziz…
commentaires