YEMEN - Le Qat, un narcotique aux multiples facettes.
28 févr. 2010SAADA REGION (SA’DAH) - Qat (Khat) in Yemen, A multi-faceted narcotic…
English translation at the end of the article
A l’arrière du 4x4 qui nous emmène à travers la savane jusqu’au fief de la Tribu Al Thal prêt de Saada dans les territoires interdits du Nord, les gardes du Cheikh trient avec minutie leurs feuilles de Qat. Le Qat, auquel on prête ici mille vertus et notamment celles d’accroître la force et l’endurance, est un arbuste narcotique au feuillage permanent de la famille des celastracées dont on mâche les feuilles pendant des heures. Le principe actif du Qat, la cathinone, est un alcaloide puissant particulièrement concentré dans les jeunes feuilles, une sorte d’amphétamine naturelle qui ne peut être séparée de la matière végétale qu’en mastiquant longuement les feuilles. Elément incontournable dans toute la corne de l’Afrique, en Ethiopie, en Somalie et au Soudan, le Qat au Yémen a un statut quasi officiel, et a même illustré le billet d’un ryal !
Séance de Qat à l'arrière du 4x4 qui nous transporte à travers la savane. Le yéménite au premier plan à la joue gonflée est le pharmacien de Saada...
Le Cheikh Mohamed Hassan Manna, chez qui je séjourne, tolère dans son clan l’usage de cette drogue conviviale, mais ne participe pas aux longues séances de Qat qui réunissent quotidiennement l’ensemble des yéménites, toutes classes sociales confondues. Il reconnaît les vertus sociales de cette drogue, mais il estime que c’est une perte de temps et d’argent, et surtout que cela aliène le jugement et l’esprit… Bien que d’accord avec le Cheikh sur le fond, je n’ose pas pour autant refuser les pousses de Qat finement triées, que les gardes me présentent régulièrement dans la plus pure hospitalité yéménite. Affichant au premier abord un air circonspect, je finis par mâcher mes toutes premières feuilles de qat à la satisfaction générale des gardes, et devant le sourire amusé d’Abdelaziz, le gendre du Cheikh, dans son rétroviseur !
Introduit au Yémen à partir de l’Ethiopie à la fin du XIXème siècle, le Qat était alors consommé essentiellement dans le cadre de rituels religieux. Depuis, la culture et la consommation du Qat a pris un essor considérable au Yémen. Elle est aujourd'hui la principale culture du pays puisqu'elle couvrirait plus de 30% des terres arables soit environ 100.000 hectares, utiliserait 85% de l'eau d'irrigation, c’est un problème latent, et 70% des pesticides vendus au Yémen. Le secteur du Qat occuperait 200.000 personnes, soit 15% de la population active, et la moitié de la population yéménite en consomme quasi quotidiennement, en majorité les hommes.
Vecteur de cohésion sociale, le Qat qui apparait aux yeux de la population yéménite comme une des seules distractions qu'elle peut s'octroyer, constitue néanmoins un des freins majeurs au développement yéménite. Il empêche l'agriculture yéménite de se tourner vers des cultures vivrières et d'exportation. Il oblige le Yémen à recourir à l'aide alimentaire pour nourrir une part de sa population. Il paralyse tous les autres secteurs de l'économie yéménite. Les activités cessent quand commence les séances de Qat tous les débuts d’après-midi. Et les dépenses pour le Qat sont généralement supérieures à celles pour l’alimentation, imposant à certains de trouver des ressources plus ou moins légales !
Les mesures déployées pour lutter contre le Qat par le Président de la République, Ali Abdallah Saleh, qui a déclaré s'abstenir lui-même, restent aujourd'hui symboliques : Prolongation jusqu'à 15 heures de la durée quotidienne du travail des fonctionnaires, interdiction de consommer du Qat pour les policiers et les militaires durant l'exercice de leurs fonctions, interdiction du Qat à bord des avions de la compagnie Yemenia...
Abdelaziz, le gendre du Cheikh, nous arrête dans la savane au pied d’une falaise surmontée d’un énorme rocher, que l’érosion et les millénaires ont transformé en une immense tête de gorille ! Derrière les arbres noueux et dénudés se dessine l’entrée d’une grotte. Nous sommes devant l’atelier d’un riche marchand de Qat, à qui Abdelaziz souhaite acheter quelques bottes. Le vieil homme sort à nos devants et nous invite à pénétrer dans son atelier. Une dizaine de yéménites trient en chantant, des branches de Qat dans la fraîcheur de la caverne, tandis qu’un onzième, apparemment dans un état second, empaquette les bottes dans de l’écorce de bambou humide...
Un yéménite emmaillote le Qat dans de l'écorce de bambou humide, qui sera transporté en contrebande à travers le désert pour être vendu en Arabie Saoudite...
Si partout au Yémen, chaque nouvel arrivage de qat incite à l’émeute, ce n’est pas qu’il provoque une quelconque accoutumance, mais plus simplement parce qu’il doit se consommer le jour même. Empaqueté dans de l’écorce de bambou humide, le Qat peut alors se conserver pendant une dizaine de jours. C’est cette astuce qui a fait la richesse de l’ami d’Abdelaziz et de sa famille depuis des générations. Une astuce qui lui permet de transporter discrètement son Qat jusqu’en Arabie Saoudite, là où interdit à la consommation, il se vend dix fois son prix ! Seule petite différence depuis les premiers pas de ce commerce de contrebande, puni de mort en Arabie Saoudite : Il n’y a pas si longtemps, le patron de l’atelier franchissait encore la frontière saoudienne au péril de sa vie, avec son Qat à dos de dromadaires. Aujourd’hui, la caravane s’est transformée en un convoi surpuissant de Toyota Land Cruiser 4x4, armés de mitrailleuses lourdes!
Nous allons mâcher notre Qat chez Farés, un riche cultivateur ami d’Abdelaziz, et fournisseur officiel du contrebandier de la « grotte au gorille ». Farés a creusé sa maison en hauteur, sur les flancs d’une immense falaise qui longe la vallée verdoyante dont il est le propriétaire. De la fenêtre de son salon, le cultivateur dispose d’une vue panoramique sur l’ensemble de ses plantations de Qat et de café. Une vue imprenable, et d’autant plus impitoyable pour les voleurs, que le yéménite a accroché une Kalachnikov au plafond de son salon en guise de lustre !
Farés nous installe sur des coussins dans la fraîcheur sombre de son séjour. Il nous munit chacun d’un bidon d’eau et d’un crachoir, tandis qu’Abdelaziz me redonne quelques conseils pour trier et savourer au mieux les feuilles de Qat de ma botte. « Il faut mâcher les feuilles les plus jeunes et les plus fraîches, sans les avaler, et les plaquer contre l’intérieur de la joue. Cela forme une boule de qat qui grossit au fur et à mesure des rajouts. Et l’attaque de la boule par les enzymes de la salive, donne un suc très amer que l’on avale, et qui contient de nombreux composants narcotiques actifs et stimulants »… « D’après la légende », raconte Abdelaziz, « le Qat aurait été découvert par un berger yéménite très fervent. Le bédouin aurait remarqué l’effet stimulant de la plante sur ses chèvres. Et il se serait mis à en mastiquer régulièrement pour ne plus avoir à dormir, de sorte à pouvoir prier jour et nuit ! »...
Farés me révèle que les montagnes et la vallée dont il a héritées, renferment un trésor fabuleux. « Wen al sunduq, wen al mufta » répondent en cœur Abdelaziz et Abdallâh en riant. Imperturbable, Farés continue son histoire de trésor. Il m’en tient pour preuve les dessins enrichis d’inscriptions sabéennes, qui ornent plus loin les flancs de sa falaise. Le sabéen est une langue composée d’un alphabet qui a la particularité, comme l’Arabe, d’être consonantique. C’est à dire que les voyelles, impossibles à déterminer, ne sont pas forcément notées. Cette caractéristique associée au fait que le sabéen ait disparu avec le royaume de Saba, fait que personne n’est en mesure aujourd’hui de lire cette langue à haute voix… Lorsque je quitte Abdelaziz et ses amis pour partir à la découverte de ces épigraphes, les Yéménites très bavards, ont déjà tous une joue bien enflée... Je les retrouverai quelques heures plus tard avec la joue grosse comme une balle de tennis, tous plongés dans un état méditatif, voire mystique, illustrant le vieil adage des anciens selon lequel le Qat permettrait de rentrer plus intensément en contact avec Dieu...
Chez Farés, le plus gros cultivateur de Qat de la Région de Saada, à droite de la photo avec son fils...
Tandis que les heures s’égrènent jusqu’à la fin de la journée, nous échangerons dans l’humble habitation troglodyte de Farés, aussi bien des affaires de la tribu que de la place du Yémen sur l’échiquier géostratégique mondial de l’approvisionnement en énergie. Nous confronterons nos avis sur les politiques internationales des grands de ce monde. Qu’ils sachent lire ou non, du Cheikh au simple berger, je suis souvent étonné par la clairvoyance et la culture géopolitique des yéménites que je rencontre. L’explication est simple : celui qui sait lire, lit pour les autres. Et dans les centaines de milliers de lieux différents où les Yéménites se réunissent quotidiennement pour mâcher le Qat, se déploie finalement un véritable débat intellectuel autour du moindre journal qui leur passe sous la main ! C’est aussi « ça », le Qat !
Saada Region (Sa’Dah) - Qat (Khat) in Yemen, A multi-faceted narcotic…
In the back of the 4x4 which takes us across the savannah to the stronghold of the Al Thal Tribe near Saada in the forbidden territories of the North, the Sheikh's guards carefully sort their Qat leaves. Qat, to which a thousand virtues are attributed here, including those of increasing strength and endurance, is a narcotic shrub with permanent foliage from the Celastraaceae family whose leaves are chewed for hours. The active principle of Qat, cathinone, is a powerful alkaloid particularly concentrated in the young leaves, a kind of natural amphetamine which can only be separated from the plant matter by chewing the leaves for a long time. An essential element throughout the Horn of Africa, in Ethiopia, Somalia and Sudan, Qat in Yemen has an almost official status, and has even illustrated the one ryal note!
Sheikh Mohamed Hassan Manna, with whom I am staying, tolerates the use of this friendly drug in his clan, but does not participate in the long Qat sessions which bring together all Yemenis, all social classes, on a daily basis. He recognizes the social virtues of this drug, but he considers that it is a waste of time and money, and above all that it alienates judgment and the mind... Although I agree with the Sheikh on the merits, I However, do not dare refuse the finely sorted Qat sprouts, which the guards regularly present to me in the purest Yemeni hospitality. Displaying a cautious air at first, I ended up chewing my very first leaves of qat to the general satisfaction of the guards, and in front of the amused smile of Abdelaziz, the Sheikh's son-in-law, in his rearview mirror!
Introduced to Yemen from Ethiopia at the end of the 19th century, Qat was then consumed mainly as part of religious rituals. Since then, the cultivation and consumption of Qat has grown considerably in Yemen. It is today the main crop in the country since it covers more than 30% of arable land or around 100,000 hectares, uses 85% of irrigation water, this is a latent problem, and 70% of pesticides sold in Yemen. The Qat sector employs 200,000 people, or 15% of the active population, and half of the Yemeni population consumes it almost daily, mostly men.
A vector of social cohesion, Qat, which appears to the Yemeni population as one of the only distractions it can afford, nevertheless constitutes one of the major obstacles to Yemeni development. It prevents Yemeni agriculture from turning to food and export crops. It forces Yemen to resort to food aid to feed part of its population. It paralyzes all other sectors of the Yemeni economy. The activities stop when the Qat sessions begin every early afternoon. And expenses for Qat are generally higher than those for food, forcing some to find more or less legal resources!
The measures deployed to fight against Qat by the President of the Republic, Ali Abdallah Saleh, who declared himself abstaining, remain symbolic today: Extension of the daily working hours of civil servants up to 15 hours, ban on consuming Qat for police officers and soldiers during the exercise of their duties, ban on Qat on board Yemenia company planes...
Abdelaziz, the Sheikh's son-in-law, stops us in the savannah at the foot of a cliff topped by an enormous rock, which erosion and the millennia have transformed into an immense gorilla's head! Behind the gnarled and bare trees the entrance to a cave can be seen. We are in front of the workshop of a rich merchant from Qat, from whom Abdelaziz wishes to buy some boots. The old man comes out ahead of us and invites us to enter his workshop. A dozen Yemenis sort, singing, branches of Qat in the coolness of the cave, while an eleventh, apparently in a daze, wraps the bundles in damp bamboo bark...
If everywhere in Yemen, each new arrival of qat incites riots, it is not because it causes any habituation, but more simply because it must be consumed the same day. Packaged in damp bamboo bark, the Qat can then be kept for around ten days. It is this trick that has made Abdelaziz’s friend and his family rich for generations. A trick that allows him to discreetly transport his Qat to Saudi Arabia, where consumption is prohibited, and it sells for ten times its price! The only small difference since the first steps of this contraband trade, punishable by death in Saudi Arabia: Not so long ago, the owner of the workshop was still crossing the Saudi border at the risk of his life, with his Qat camel backs. Today, the caravan has transformed into a powerful convoy of Toyota Land Cruiser 4x4s, armed with heavy machine guns!
We are going to chew our Qat at Farés, a rich farmer friend of Abdelaziz, and official supplier of the smuggler of the “gorilla cave”. Farés dug his house high up, on the sides of an immense cliff which runs along the green valley of which he is the owner. From his living room window, the farmer has a panoramic view of all his Qat and coffee plantations. A breathtaking view, and all the more merciless for thieves, as the Yemeni hung a Kalashnikov from the ceiling of his living room as a chandelier!
Farés places us on cushions in the dark cool of his living room. He provides us each with a container of water and a spittoon, while Abdelaziz gives me some advice on how to best sort and savor the Qat leaves from my bunch. “You must chew the youngest and freshest leaves, without swallowing them, and press them against the inside of the cheek. This forms a ball of qat which gets bigger as you add more. And the attack of the ball by the enzymes of the saliva, gives a very bitter juice which we swallow, and which contains numerous active and stimulating narcotic components”… “According to the legend”, recounts Abdelaziz, “the Qat was apparently discovered by a very fervent Yemeni shepherd. The Bedouin would have noticed the stimulating effect of the plant on his goats. And he would have started chewing it regularly so that he would no longer have to sleep, so that he could pray day and night! "...
Farés reveals to me that the mountains and the valley he inherited contain a fabulous treasure. “Wen al sunduq, wen al mufta” Abdelaziz and Abdallâh respond in heart, laughing. Unfazed, Farés continues his treasure story. As proof, he gives me the drawings enriched with South Arabian inscriptions, which further adorn the sides of its cliff. South Arabian is a language composed of an alphabet which has the particularity, like Arabic, of being consonantal. This means that the vowels, which are impossible to determine, are not necessarily noted. This characteristic, associated with the fact that South Arabian disappeared in the 8th century AD, means that no one today is able to read this language aloud... When I leave Abdelaziz and his friends to discover these epigraphs , the very talkative Yemenis, all already have a very swollen cheek... I will find them a few hours later with cheeks as big as tennis balls, all immersed in a meditative, even mystical state, illustrating the old adage of the ancients according to which Qat would allow us to come into more intense contact with God...
As the hours tick by until the end of the day, we will discuss in the humble troglodyte dwelling of Farés, both the affairs of the tribe and Yemen's place on the global geostrategic supply chessboard. in energy. We will compare our opinions on the international policies of the powerful of this world. Whether they know how to read or not, from the Sheikh to the simple shepherd, I am often amazed by the foresight and geopolitical culture of the Yemenis I meet. The explanation is simple: the one who knows how to read, reads for others. And in the hundreds of thousands of different places where Yemenis gather daily to chew Qat, a real intellectual debate finally unfolds around the smallest newspaper that comes to hand! It’s also “that”, Qat!