Le Qat (Khat) au Yémen,
un narcotique aux multiples facettes…
A l’arrière du 4x4 qui nous emmène à travers la savane, les gardes du Cheikh trient avec minutie leurs feuilles de qat. Le qat, auquel on prête ici mille vertus et notamment celles d’accroître la force et l’endurance, est un arbuste narcotique au feuillage permanent de la famille des celastracées dont on mâche les feuilles pendant des heures. Le principe actif du Qat, la cathinone, est un alcaloide puissant particulièrement concentré dans les jeunes feuilles, une sorte d’amphétamine naturelle qui ne peut être séparée de la matière végétale qu’en mastiquant longuement les feuilles. Elément incontournable dans toute la corne de l’Afrique, en Ethiopie, en Somalie et au Soudan, le qat au Yémen a un statut quasi officiel, et a même illustré le billet d’un ryal !
Séance de Qat à l'arrière du 4x4 qui nous transporte à travers la savane. Le yéménite au premier plan à la joue gonflée est le pharmacien de Saada...
Le Cheikh Mohamed Hassan Manna, chez qui je séjourne, tolère dans son clan l’usage de cette drogue conviviale, mais ne participe pas aux longues séances de qat qui réunissent quotidiennement l’ensemble des yéménites, toutes classes sociales confondues. Il reconnaît les vertus sociales de cette drogue, mais il estime que c’est une perte de temps et d’argent, et surtout que cela aliène le jugement et l’esprit… Bien que d’accord avec le Cheikh sur le fond, je n’ose pas pour autant refuser les pousses de qat finement triées, que les gardes me présentent régulièrement dans la plus pure hospitalité yéménite. Affichant au premier abord un air circonspect, je finis par mâcher mes toutes premières feuilles de qat à la satisfaction générale des gardes, et devant le sourire amusé d’Abdelaziz, le gendre du Cheikh, dans son rétroviseur !
Le garde de la tribu prépare le Qat - Séance de Qat au palais du Cheikh...
Introduit au Yémen à partir de l’Ethiopie à la fin du XIXème siècle, le Qat était alors consommé essentiellement dans le cadre de rituels religieux. Depuis, la culture et la consommation du Qat a pris un essor considérable au Yémen. Elle est aujourd'hui la principale culture du pays puisqu'elle couvrirait plus de 30% des terres arables soit environ 100.000 hectares, utiliserait 85% de l'eau d'irrigation, c’est un problème latent, et 70% des pesticides vendus au Yémen. Le secteur du Qat occuperait 200.000 personnes, soit 15% de la population active, et la moitié de la population yéménite en consomme quasi quotidiennement, en majorité les hommes.
Cheikhs de la tribu lors d'une séance de Qat au palais de Sanaa...
Vecteur de cohésion sociale, le Qat qui apparait aux yeux de la population yéménite comme une des seules distractions qu'elle peut s'octroyer, constitue néanmoins un des freins majeurs au développement yéménite. Il empêche l'agriculture yéménite de se tourner vers des cultures vivrières et d'exportation. Il oblige le Yémen à recourir à l'aide alimentaire pour nourrir une part de sa population. Il paralyse tous les autres secteurs de l'économie yéménite. Les activités cessent quand commence les séances de Qat tous les débuts d’après midi. Et les dépenses pour le qat sont généralement supérieures à celles pour l’alimentation, imposant à certains de trouver des ressources plus ou moins légales !
Souk au Qat à Saada...
Marché au Qat au Souk Al Thal, le plus grand souk d'arme du Yémen dans la région de Saada...
Les mesures déployées pour lutter contre le qât par le Président de la République, Ali Abdallah Saleh, qui a déclaré s'abstenir lui-même, restent aujourd'hui symboliques : Prolongation jusqu'à 15 heures de la durée quotidienne du travail des fonctionnaires, interdiction de consommer du qât pour les policiers et les militaires durant l'exercice de leurs fonctions, interdiction du qât à bord des avions de la compagnie Yemenia...
Atelier de Qat, dans la région de Saada...
Abdelaziz, le gendre du Cheikh, nous arrête dans la savane au pied d’une falaise surmontée d’un énorme rocher, que l’érosion et les millénaires ont transformé en une immense tête de gorille ! Derrière les arbres noueux et dénudés se dessine l’entrée d’une grotte. Nous sommes devant l’atelier d’un riche marchand de qat, à qui Abdelaziz souhaite acheter quelques bottes. Le vieil homme sort à nos devants et nous invite à pénétrer dans son atelier. Une dizaine de yéménites trient en chantant des branches de qat dans la fraîcheur de la caverne, tandis qu’un onzième, apparemment dans un état second, empaquette les bottes dans de l’écorce de bambou humide...
Un yéménite emmaillote le Qat dans de l'écorce de bambou humide, qui sera transporté en contrebande à travers le désert pour être vendu en Arabie Saoudite...
Si partout au Yémen, chaque nouvel arrivage de qat incite à l’émeute, ce n’est pas qu’il provoque une quelconque accoutumance, mais plus simplement parce qu’il doit se consommer le jour même. Empaqueté dans de l’écorce de bambou humide, le qat peut alors se conserver pendant une dizaine de jours. C’est cette astuce qui a fait la richesse de l’ami d’Abdelaziz et de sa famille depuis des générations. Une astuce qui lui permet de transporter discrètement son qat jusqu’en Arabie Saoudite, là où interdit à la consommation, il se vend dix fois son prix ! Seule petite différence depuis les premiers pas de ce commerce de contrebande, puni de mort en Arabie Saoudite : Il n’y a pas si longtemps, le patron de l’atelier franchissait encore la frontière saoudienne au péril de sa vie, avec son qat à dos de dromadaires. Aujourd’hui, la caravane s’est transformée en un convoi surpuissant de Toyota Land Cruiser 4x4, armés de mitrailleuses lourdes!
Aux sources du Qat, dans les montagnes de Saada...
Nous allons mâcher notre qat chez Farés, un riche cultivateur ami d’Abdelaziz, et fournisseur officiel du contrebandier de la « grotte au gorille ». Farés a creusé sa maison en hauteur, sur les flancs d’une immense falaise qui longe la vallée verdoyante dont il est le propriétaire. De la fenêtre de son salon, le cultivateur dispose d’une vue panoramique sur l’ensemble de ses plantations de qat et de café. Une vue imprenable, et d’autant plus impitoyable pour les voleurs, que le yéménite a accroché une Kalachnikov au plafond de son salon en guise de lustre !
Champs de Qat, dans les montagnes de Saada...
Farés nous installe sur des coussins dans la fraîcheur sombre de son séjour. Il nous munit chacun d’un bidon d’eau et d’un crachoir, tandis qu’Abdelaziz me redonne quelques conseils pour trier et savourer au mieux les feuilles de qat de ma botte. « Il faut mâcher les feuilles les plus jeunes et les plus fraîches, sans les avaler, et les plaquer contre l’intérieur de la joue. Cela forme une boule de qat qui grossit au fur et à mesure des rajouts. Et l’attaque de la boule par les enzymes de la salive, donne un suc très amer que l’on avale, et qui contient de nombreux composants narcotiques actifs et stimulants »… « D’après la légende », raconte Abdelaziz, « le qat aurait été découvert par un berger yéménite très fervent. Le bédouin aurait remarqué l’effet stimulant de la plante sur ses chèvres. Et il se serait mis à en mastiquer régulièrement pour ne plus avoir à dormir, de sorte à pouvoir prier jour et nuit ! »...
Nassim et Ahmed, deux cultivateur de Qat dans les montagnes de Saada...
Farés me révèle que les montagnes et la vallée dont il a hérité, renferment un trésor fabuleux. « Wen al sunduq, wen al mufta » répondent en cœur Abdelaziz et Abdallâh en riant. Imperturbable, Farés continue son histoire de trésor. Il m’en tient pour preuve les dessins enrichis d’inscriptions sabéennes, qui ornent plus loin les flancs de sa falaise. Le sabéen est une langue composée d’un alphabet qui a la particularité, comme l’Arabe, d’être consonantique. C’est à dire que les voyelles, impossibles à déterminer, ne sont pas forcément notées. Cette caractéristique associée au fait que le sabéen ait disparu avec le royaume de Saba, fait que personne n’est en mesure aujourd’hui de lire cette langue à haute voix… Lorsque je quitte Abdelaziz et ses amis pour partir à la découverte de ces épigraphes, les Yéménites très bavards, ont déjà tous une joue bien enflée... Je les retrouverai quelques heures plus tard avec la joue grosse comme une balle de tennis, tous plongés dans un état méditatif, voire mystique, illustrant le vieil adage des anciens selon lequel le qat permettrait de rentrer plus intensément en contact avec Dieu...
Chez Farès, le plus gros cultivateur de Qat de la Région de Saada, à droite de la photo avec son fils...
Nous échangerons dans cette humble habitation troglodyte aussi bien des affaires de la tribu que de la place du Yémen sur l’échiquier géostratégique mondial de l’approvisionnement en énergie. Nous confronterons nos avis sur les politiques internationales des grands de ce monde. Qu’ils sachent lire ou non, du Cheikh au simple berger, je suis souvent étonné par la clairvoyance et la culture géopolitique des yéménites que je rencontre. L’explication est simple : celui qui sait lire, lit pour les autres. Et dans les centaines de milliers de lieux différents où les Yéménites se réunissent quotidiennement pour mâcher le qat, se déploie un véritable débat intellectuel autour du moindre journal qui leur passe sous la main ! C’est aussi « ça », le Qat !
Séance de Qat chez Farès, le plus important cultivateur de la Région de Saada...
FIN
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