Pakistan, Gaddani, le cimetière des géants de la mer.
La mise à mort des plus puissants navires du monde à 40km de Karachi…
Le bus qui nous emporte à l’aube dans une moiteur étouffante à l’ouest de Karachi, marque un nouvel arrêt avant d’enjamber le fleuve l’Indus, berceau de 5000 ans de civilisation. Deux ouvriers pakistanais montent à bord tandis qu’un troupeau de buffles patauge en contrebas dans eaux basses du fleuve, pour échapper aux 40°C à l’ombre qui sévissent le long des côtes du Golfe Persique...
Notre destination ? Un petit village de pêcheurs sur la mer d’Oman, devenu grâce à l'esprit d'entreprise d'hommes d'affaires pakistanais, l'un des plus grands chantiers de démolition navale au monde... Le lieu de mise à mort des navires les plus puissants de la planète ! ! !
Le Lea Market...
Partis du terminus du « Lea Market », l’un des plus anciens souks de Karachi, nous mettrons trois heures pour parcourir la quarantaine de kilomètres qui nous séparent du village de Gaddani. Entre les arrêts fréquents et les multiples détours dans une banlieue grouillante et embouteillée, prendre le bus est moins rapide que de louer une voiture mais cela a aussi ses avantages. Il est d’une part toujours aussi agréable et dépaysant de voyager dans les transports locaux, véritables œuvres d’art montées sur roues sillonnant les routes du Pakistan (voir Article). Et l’on y passe surtout beaucoup plus inaperçu pour franchir les différents barrages de police et interrogatoires associés qui verrouillent les portes de Karachi.
Des bateaux posés sur les dunes dans un remake de Rencontre du 3ème type…
Le spectacle commence à quelques kilomètres de Gaddani. Le jeu des dunes du désert dominant le niveau de la mer nous plonge dans un remake de « Rencontre du Troisième Type ». Des bateaux immenses, hauts comme des cathédrales et longs comme la Tour Effel, semblent tombés du ciel au milieu du désert. Tout s’explique en vue de la plage elle-même. Après avoir sillonnés les mers et les océans du globe, les gigantesques navires en fin de vie acheminés vers le cimetière marin de Gaddani, sont lancés à pleine vitesse à quelques kilomètres de la côte, pour les échouer le plus loin possible sur la grève à marée haute.
Bien que situé aux abords de Karachi, capitale du Sind, le village de Gaddani appartient à la province du Baluchistan, régie par le gouvernement tribal de Quetta, près de la frontière afghane…
Le banditisme « traditionnel » qui sévit dans le Baluchistan, vaste région couvrant le Pakistan mais aussi l’Afghanistan et l’Iran, présente un réel danger pour les étrangers. Certaines tribus s’y livrent traditionnellement au kidnapping, et il est déconseillé de s’éloigner de Quetta et des grands axes qui y mènent. Tout le reste de la région étant bouclé aux touristes, c’est avec une autorisation difficilement acquise au « Home & Tribal Affair Department » de Quetta, que nous avons pu nous rendre en « toute légalité » à Gaddani. Une autorisation qui stipule tout de même que nous devons quitter les lieux avant la tombée de la nuit !
Une entreprise démesurée qui nous ramène « aux temps des Cathédrales »…
C'est en circulant aux pieds des épaves à l'agonie que l'on apprécie toute la démesure de l’entreprise.
Des hommes se relaient jours et nuits dans une chaleur étouffante pour arrimer sur la plage les épaves monumentales, et les découper à la lumière étincelante des chalumeaux. De la proue à la poupe, d'énormes parties de coques et de cuves sont découpées méthodiquement par tranches verticales de quelques mètres. Elles sont ensuite basculées dans le vide dans un vacarme assourdissant, puis treuillées sur le haut de la plage afin d’y être découpées plus finement.
Plateforme de treuillage des super tanker sur la plage de Gaddani
Des milliers de tonnes de ferraille par jour sont ainsi entassés dans un univers chaotique rythmé par le va et vient des camions, qui emportent l’acier vers Karachi pour y être aussitôt revendu...
Sur le sable de Gaddani, les plus gros navires de la planète sont mis à mort en quelques semaines.
A bord d'un super pétrolier échoué sur la plage, comme si vous y étiez...
Trois cents hommes armés de chalumeaux suffiront pour dépecer pièces par pièces un super pétrolier de deux cent mètres de long et de quarante mille tonnes, en seulement 45 jours !
Acheté au poids entre 120 et 150 dollars la tonne selon le cours, l’investissement initial des entreprises de démantèlement pour un paquebot ou un pétrolier en fin de vie, est plus que conséquent. Mais la ferraille sera vite revendue le double, tandis que les vannes, la boiserie, le matériel électrique, les pompes, et les moteurs rapporteront après remise en état, beaucoup plus cher relativement à leurs poids…
Découpe d'un pan de super pétrolier...
Acheté 5 millions de dollars, un pétrolier de 40.000 tonnes rapportera plus du double à l’homme d’affaires pakistanais, pendant que ses ouvriers de l'ombre gagneront en moyenne 1 à 4 Euros par jour, à risquer leur maigre vie le temps du chantier !
Une catastrophe pour l’environnement et la santé des Baloutchis avoisinants…
Au-delà de l’aspect titanesque de l’entreprise, la plage de Gaddani reste avant tout une vision de cauchemar pour qui conque se soucie de l’environnement. L’activité colossale qui règne sur le chantier a complètement bouleversé le paysage côtier. Par endroit, le sable est tellement tassé par le poids des pièces treuillées qu’il a l’aspect du béton. Le haut de la plage n'est plus qu'un enchevêtrement de débris de navires de la taille d'une maison, qu’il faut contourner prudemment en évitant les câbles d’arrimages des épaves qui par leur tension, cisaillent littéralement la grève.
Beaucoup plus grave et pernicieux sont les émissions de pétrole et de gaz chimiques qui s’échappent inexorablement des épaves pour se répandre dans la mer d’Oman. Une multitude de poissons morts flottent autours des bateaux échoués. Et les pêcheurs baloutchis des villages voisins disent devoir partir en mer toujours plus loin pour trouver du poisson. Ce qui n’évite pas aux villageois qui consomment le poisson pêché, de se plaindre de maux d’estomac, et pour certains de problèmes de respiration et de troubles de la vue…
La sécurité des hommes n’est pas une priorité dans le chaos de Gaddani…
A bord des épaves, le danger est omniprésent et la visite se fait à nos risques et périls entre les pièces de métal tranchées, les pontons couverts d’huiles, et les fumerolles de résidus de pétroles chauffés par l’activité des chalumeaux.
Je me souviendrai toute ma vie de l’échelle étroite et huileuse menant en haut d’un super pétrolier au-dessus de 50m de vide !…
Sur le pont, les chefs d'équipes circulent dans une ambiance «Germinal» entre les ouvriers, donnent des directives et choisissent les pièces de récupération à remettre en état.
Autours d’eux, des hommes suants à grosses gouttes dans des vêtements en lambeaux couverts d’huile, hissent à bord du matériel lourd de manutention, tandis que d’autres, le visage noirci par la crasse, travaillent sans relâche dans les entrailles des monstres à patauger dans des fonds de cuves.
Qu’ils soient suspendus dans le vide à 50m du sol, ou couchés sous les poutrelles à découper l’acier au chalumeau dans les vapeurs d'hydrocarbures, aucun ne porte de vêtement de sécurité, ni même de casque !!!
Survivants misérables des heures les plus sombres qui ont précédé la révolution industrielle, les ouvriers de Gaddani travaillent à nos yeux pour une paye de misère sans aucune sécurité. Mais ils sont paradoxalement contents !!! « Nous avons du travail et un bon salaire alors que tout le monde est au chômage !!! » me disent des ouvriers expérimentés découpant la carlingue au chalumeau. Ils gagnent 4,5 $ par jour, quatre fois plus que les ouvriers inexpérimentés travaillant à la manutention...
La rupture d’un câble plonge 6 hommes dans le vide et lui casse la jambe…
L’activité de loin la plus dangereuse est celle des hommes qui travaillent au fond des cuves dans un noir total, mélange de fumées d’huile, de pétrole, et du gaz de leurs torches. « Nous devons faire un break toutes les 2 heures », me dit Muhammad Khan, un jeune ouvrier de 35 ans émergeant d’une cuve. Quand je lui demande comment il fait pour mesurer deux heures sans montre, il me répond simplement en souriant qu'il sort quand il suffoque !… Il me raconte l’histoire d’hommes qu’il a vu mourir tranquillement de suffocation au fond des cuves parce qu’ils s’étaient oubliés à leur tâche, et d’autres plus nombreux, tués dans des explosions de gaz. Quand on meurt sur le chantier, s’exclame t-il, l’entreprise donne plus de 3.000 $ à la famille pour rapatrier le corps ! Et il y a les blessées, nombreux et réguliers, emmenés d’urgence à Karachi dans l’unique ambulance de Gaddani, un véhicule branlant à la peinture écaillée par le soleil, qui constitue la seule planche de salut des victimes d’un chantier sans clinique ni infirmerie...
Treuillage d'un fenwick à bord d'un super pétrolier...
Muhammad Khan me présente un ami à lui, un « rescapé de Dieu » comme il l’appelle. Arrivés tous deux en même temps sur le chantier, ils se connaissent et travaillent ici ensemble depuis plus de 20 ans. Je ravale ma salive lorsque je réalise que nous avons le même âge… Son ami me décrit comment un câble d’arrimage ayant lâché en haut d’un pont, a tué six hommes, les plongeant dans le vide, et lui a cassé la jambe. Cela ne l’a pas empêché de revenir travailler sur le chantier 2 mois plus tard. « Oui c’est dangereux ! » me disent-ils en guise de conclusion. « Mais il n’y a rien d’autre à faire et rien d’autre que nous sachions faire !… »
Treuillage d'un fenwick à bord d'un super pétrolier...
Un univers digne de Germinal, où la main d’œuvre ne vient jamais à manquer…
Bien que les conditions de travail inhumaines des ouvriers du chantier aient peu évolué depuis 40 ans, la main d’œuvre ne vient paradoxalement jamais à manquer. Les Pakistanais en quête d’Eldorado continuent d’affluer de tout le pays pour travailler à Gaddani, et tous les hommes des villages avoisinants accourent pleins d’espoir à chaque nouveau bateau qui vient s’échouer sur la plage...
Hommes du Pakistan, de gauche à droite et de haut en bas, un homme du Sind, un homme du Punjab, deux descendants monghol, un homme du Balouchistan et un Guerrier Pathan...
Même si les ouvriers de Gaddani viennent principalement de la tribu des Pathans, guerriers à la réputation martiale et gardiens traditionnels de la frontière Afghano-Pakistanaise, on reste surpris dans l’ensemble par l’étonnante diversité ethnique qui règne sur les chantiers. Une diversité à l’échelle même du Pakistan, jeune pays issus de la partition de l’empire des Indes en 1947, et qui doit son nom aux initiales des provinces qu’il regroupe (P pour Punjab, A comme Afghanistan pour le Baluchistan, K pour Cachemire, S pour Sind et Stan qui signifie « Terre »). Un pays multiethnique gouverné sous le joug militaire discret du général et président Pervez Musharraf, auteur d’un coup d’état militaire en 1999, et dont l’Islam est l’indispensable ciment de l’identité nationale…
Une activité en hausse et un désastre pour l’écosystème du Golf Persique…
Pour Green Peace qui dénonce cette activité comme étant l’une des plus mortifère qui soit, « il n’y a pas de secret ! ». Les pays champions du démantèlement de navires sont ceux qui ont la main d’œuvre la plus basse et les standards les plus bas en terme d’environnement. Avec le développement d’une concurrence acharnée au Bangladesh, en Inde et en Chine, la plage Gaddani telle que nous la voyons aujourd’hui forte de ses 3000 ouvriers, reste l’ombre de ce qu’elle était dans les années 70. A l’époque, des dizaines de bateaux se succédaient en rang à l’infini, sur lesquels s’afféraient 35.000 hommes sans relâche, comme des fourmis sur une poubelle de pique-nique abandonnée.
C’est pour faire face à un marché de plus en plus concurrentiel, que le président Pervez Musharraf vient de diviser par trois les taxes des entreprises de démantèlements de Gaddani. Cette décision pour rendre plus compétitif le chantier, fait la joie d’Ikhlaq Memon, businessman et président de l’industrie de démantèlement pakistanaise. Grâce à cette réduction de taxes, les paquebots et les pétroliers recommencent à arriver en masse à Gaddani, et Ikhlaq Memon vient de décrocher pour 17M$ le démantèlement du Sea Giant, le second bateau le plus grand jamais bâti et issu des chantiers navals français.
A l’opposé, l’action de Pervez Musharraf soulève d’indignation Green Peace pour qui le regain d’activité attendu à Gaddani, va être un désastre pour l’environnement, et pour l’écosystème du Golf Persique tout entier... Mais la baisse d’activité des uns faisant la croissance des autres, pointer un doigt accusateur sur les « effets », sans s’attaquer aux « causes » ne pourra rien résoudre. Et les mésaventures récentes du Porte-Avions Clemenceau, intercepté en Sicile par l’armée française alors que la compagnie espagnole chargée de son démantèlement le transférait sournoisement sur un chantier en Turquie, doivent soulever la question de la responsabilité de chacun sur le démantèlement des navires à la fin de leur vie…
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